ART | CRITIQUE

Arnulf Rainer et sa collection d’art brut

PFlore Poindron
@12 Jan 2008

L’exposition de la Maison rouge invite à une relecture vivante et critique de l’œuvre d’Arnulf Rainer à la lumière de sa collection d’art brut, présentée dans le même temps. Elle permet en outre de revenir sur cette attirance historiquement marquée pour l’art des «irréguliers ou déclassés» dont Jean Dubuffet a été l’un des plus vifs et contradictoires défenseurs.

Quelles peuvent être les relations d’interpénétration et de mimétisme entre la démarche d’artiste d’Arnulf Rainer et celle de personnes souffrant de troubles psychiques? En s’engageant dans l’exploration et la transposition plastique d’états proches de la folie, Rainer pose la question de l’origine de la création, de son identité et de son altérité. Entre résurgence romantique et iconoclaste, transgression et spiritualisme, l’artiste adopte une posture expérimentale où l’application d’une méthode se mêle à une «connaissance par les gouffres»…

Dés les années 50, l’œuvre d’Arnulf Rainer, que l’on assimile volontiers à l’avant-garde autrichienne, fraye avec de nombreux courants tels que le Surréalisme, l’Art informel et le Tachisme, mais pour très vite aboutir à un processus artistique de réécriture dans lequel le corps de l’artiste et son visage portraiturés tiennent une place fondamentale. Ces influences sont sensibles dans ses premières séries de dessins gestuels que l’on découvre de prime abord, tels que les «Centralisations» (1951) ou les «Formes verticales»(1951). Les encres fondées sur la quête d’une expression dynamique sont peu ou prou contemporaines de dessins plus oniriques où s’enchevêtrent dans une trame complexe et subtilement colorée toutes sortes de motifs fantastiques.

Ainsi, les affinités de son œuvre avec un «art brut» — au sens où l’entendait Paul Klee ou Jean Dubuffet, mais qu’Arnulf Rainer a progressivement délaissé pour emprunter celui d’«outsider art» —, ne sont pas seulement «invisibles». Elles sont aussi «formelles», tout en échappant plus ou moins consciemment aux notions de modèle et de référence.
Si ces affinités relèvent d’une tentative d’appropriation de l’état de folie plus que d’une analogie proprement iconographique, l’œuvre d’Arnulf Rainer n’en demeure pas moins l’expression de formulations artistiques et analytiques, soumises au paradoxe de la connaissance et de la volonté.
L’art est associé à une forme de schizophrénie consciente, à l’investigation de territoires non atteints et indéchiffrés, idéalement préservés de la morale et du savoir : «L’a-schizophrénie indispensable des décisions politiques ne concerne en rien l’art. Celui-ci a été chargé de la conquête permanente de nouvelles substances de la conscience» (Schön und Wahm, Beauté et illusion, 1967).

L’artiste recourt aux «paradis artificiels», mais de manière contrôlée, comme le fait au même moment Henri Michaux pour créer sous l’emprise de l’alcool, du LSD ou de la mescaline. Les «Peintures aux doigts» (Finger Malereien) réalisées selon une technique découverte chez Louis Soutter, figure fameuse de l’art brut, procèdent de la même volonté d’apprentissage par de nouvelles voies.

Mais les œuvres les plus proches d’une expérience de l’altérité appartiennent aux deux séries des «Faces-Farces» et des «Recouvrements». La série des «Faces-Farces» se compose de photographies du visage de l’artiste traversé par toutes sortes de grimaces et de tensions musculaires. Arnulf Rainer a d’abord retouché à la craie ses portraits sous l’emprise d’hallucinogènes avant de réutiliser ce mécanisme de projection psychique dans son travail en état normal.
Les «remaniements graphiques de sa personne» ne sont pas sans lien avec le processus d’appropriation, de transformation symbolique, parfois jusqu’à l’effacement, que sont les «Recouvrements».

Les «Übermalungen» (Recouvrements) qu’Arnulf Rainer pratique depuis cinquante ans, sont multiples. Dans une démarche paradoxale de révélation et d’anéantissement, il est d’abord intervenu sur ses propres dessins avant d’agir sur les œuvres d’autres artistes. Radicalisant les positions «anticulturelles», plus théoriques, de Jean Dubuffet.

L’exposition présente quelques échantillons des «Recouvrements» monochromes à l’encre noire où s’opère un ensevelissement progressif de la forme et du contour jusqu’à l’obturation totale de la surface. Arnulf Rainer dessine également sur les ouvrages de sa collection r, comme les éditions originales des études sur l’expression physiognomonique des passions par Charles Le Brun (1619-1690) ou Johann Caspar Lavater (1741-1801).

L’hybridation ou la dissociation de sa propre identité atteint, chez Arnulf Rainer, son paroxysme avec ses dessins réalisés sur des créations d’art brut comme Chaise tournante, sur Heinrich Reisenbauer (1994). On mesure ici la façon dont l’artiste considère sa collection, son statut propre et celui des pensionnaires des hôpitaux psychiatriques d’Europe de l’est et d’Autriche. En invitant certains d’entre eux — Johann Hauser, Franz Kernbeis et Johann Fischer — à intervenir sur son œuvre, Arnulf Rainer abolit la frontière entre art et psychopathologie, et situe l’acte de collectionner dans le prolongement de sa création.

Rupture et fusion avec la réalité, fragmentation et multiplication de l’identité, imagination sexuelle et mystique débridée sont les motifs partagés que la collection nous permet d’entrevoir dans une sorte de continuité. Quelle est dans ce contexte la pertinence de l’expression «art des aliénés»? Sur quels critères fondamentaux repose la démarcation entre création et folie?

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