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Agir pour la culture en Europe

PAndré Rouillé

La culture a été cette semaine au centre du débat européen avec les Rencontres pour l’Europe de la culture. Dans son discours inaugural, le Président de la République s’est montré d’autant plus incisif qu’il visait, au-delà de la culture, à inciter les Français à voter en faveur du Traité européen lors du prochain référendum

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Les quelques huit cents femmes et hommes de culture — musiciens, danseurs, écrivains, chanteurs, comédiens, philosophes, etc. — rassemblés à l’Elysée, venus des vingt-cinq pays d’Europe, étaient à la fois une preuve vivante de la réalité de l’Europe et une occasion rêvée de lancer un nouvel appel en faveur du Traité.

C’est presque devenu un rituel de la vie politique: quand les résultats des élections s’annoncent incertains, on mobilise les artistes qui, souvent de bonne grâce, répondent à l’appel… avant d’être oubliés. Car les budgets sont toujours dramatiquement faibles en France et plus encore en Europe où les programmes dédiés à la culture et à l’audiovisuel atteignent à peine 0,12 % du budget communautaire (28 centimes d’euros par an et par habitant) — pour la période 2007-2013, il est prévu de passer à 0,15%, soit un peu moins de 45 centimes d’euros par an et par habitant !…

La froide éloquence des chiffres ramène à leur juste mesure les plus vibrants élans oratoires. Si, en effet, «la réalité de l’Europe a été culturelle bien avant d’être économique et sociale», les chiffres officiels attestent qu’une inversion gigantesque s’est opérée au cours des siècles — inversion que la Communauté européenne a passivement entérinée en ne consacrant guère plus d’un millième (0,12%) de son budget à la culture. Peut-on décemment, dans ces conditions, affirmer que «le projet européen est par essence un projet culturel» ?

En fait, les opérations de charme en direction de la culture sont, pour la plupart, entièrement politiques. La culture fait désormais partie de la panoplie des moyens dont disposent les hommes politiques de tous bords pour conserver ou conquérir le pouvoir. Au cours des dernières décennies, ils ont dû ajouter à leur panoplie le sport, et poursuivre en direction des stades leurs rituelles visites sur les marchés et les préaux d’écoles. Aujourd’hui, les plus clairvoyants d’entre eux ont compris que la culture peut séduire certaines franges, moins nombreuses mais sans doute plus influentes, de l’électorat. Après avoir fait construire des stades, ils vont de plus en plus organiser des festivals ou des événements culturels et artistiques.
Mais la rentabilité électorale n’est sans doute pas jugée suffisante pour que les financements soient à la hauteur des paroles…

Selon le Président Chirac, l’Europe doit «parler au cœur autant qu’à la raison» : après avoir construit l’«union des intérêts économiques», elle doit édifier une « communauté de valeurs, de principes et d’idéaux». L’équilibre ainsi posé entre le «cœur» (la culture) et la «raison» (l’économie) est un effet de discours entièrement démenti par les faits et les chiffres.
L’Europe et les pays qui la composent s’accordent en effet pour laisser à la culture une place économiquement très marginale, tout en affirmant à l’envi que la culture «n’est pas une activité secondaire, subsidiaire, [mais] une valeur fondamentale».

En fait, l’équilibre envisagé entre le «cœur» et la «raison», entre la culture et l’économie, obéit à cette sorte d’équilibre dans la diversité qui irrigue tout le Traité constitutionnel selon lequel l’Europe doit être «unie dans la diversité».
C’est d’ailleurs sur l’affirmation de cette différence et de cette valeur fondamentale de la culture que repose la fameuse «exception culturelle» que la France a, de haute lutte, fait introduire dans le Traité à l’encontre de l’OMC (Organisation mondiale du commerce).
Une juste conception pour laquelle le Président s’enthousiasme avec des accents très altermondialistes. «Il existe des activités humaines qui ne sauraient être réduites à leur dimension marchande» lance-t-il avant d’insister : «La culture n’est pas une marchandise, elle ne peut donc être abandonnée au jeu aveugle du marché».

On ne peut qu’approuver. Mais là où le Président se trompe, où la classe politique française dans son ensemble se trompe (le budget de la Culture n’a jamais atteint l’objectif symbolique de 1% du budget de l’État), où l’Europe s’est trompée et où elle continue à se tromper dans ses perspectives budgétaires, c’est dans la façon d’échapper au «jeu aveugle du marché», c’est dans les moyens à mettre en œuvre pour dépasser la «dimension marchande» de la culture dans un monde totalement régi par les protocoles du marché.

Assez curieusement, chez les élites et les élus, le juste refus de l’hégémonie du marché se traduit par une dramatique paupérisation de la culture qui est ainsi placée en situation d’extrême faiblesse sur une scène culturelle internationale dominée par la loi du marché, par la recherche du profit immédiat, et par la «déferlante de produits standardisés» que dénonce à juste titre le Président Chirac.

En matière d’art contemporain, Alain Quemin avait en 2001 publié un rapport retentissant dans lequel il dressait un sombre bilan de la place des artistes français sur la scène internationale. Certains de ceux qui refusaient alors l’évidence déplorent aujourd’hui que le MoMa de New York et la Tate Modern de Londres ne présentent, l’un et l’autre, que deux artistes français vivants dans leurs accrochages permanents.

L’épisode de la bibliothèque numérique n’est pas moins révélateur de la situation défensive dans laquelle se sont placées l’Europe et la France qui, faute d’agir, sont condamnées à réagir.
On sait que Google, le célèbre et puissant moteur américain de recherche sur internet, a noué des accords avec de grandes bibliothèques du monde en vue de numériser et de mettre en ligne 15 millions de livres au cours de la prochaine décennie.
Devant le spectre d’une nouvelle hégémonie américaine, Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France, avait, en janvier dernier, appelé ses collègues européens à refuser les propositions de Google et à mettre en œuvre une action européenne similaire. Il a été entendu par dix-neuf d’entre eux, le Président de la République a, lundi, soutenu publiquement l’initiative, et, le lendemain, le président du Conseil européen a signifié son accord. Ouf !
Mais tout cela s’est fait dans la plus totale improvisation comme en témoigne le «mélange de satisfaction et de préoccupation» que Jean-Noël Jeanneney ressent devant le fait qu’il «faut maintenant se mettre au travail et réfléchir à ce que l’on veut mettre en place» (Libération, 4 mai 2005).

Dans cette opération, internet est mis au service de la sauvegarde et de la diffusion du patrimoine. Comment ne pas s’en réjouir ?
Mais quand les autorités comprendront-elles qu’il est plus qu’urgent de défendre aussi les initiatives qui, au jour le jour, contribuent, (presque) sans aucun soutien, à construire un espace français et européen de culture sur internet, c’est-à-dire à «défendre résolument la diversité des cultures dans le monde». Sans cela, «l’uniformisation serait un danger immense», remarque le Président Chirac pour qui, en l’occurrence, «la vitalité de notre création constitue l’un de nos atouts les plus précieux».

A cet égard, l’action du site associatif paris-art.com serait renforcée et pérennisée par un soutien du ministère de la Culture et de la Région Ile-de-France. Au titre de l’année 2004, celui de la Ville de Paris a été de 5000 euros.
En terme de vitalité, de mars 2004 à mars 2005, le nombre mensuel de pages vues du site paris-art.com a doublé pour atteindre 350 000, celui de ses visiteurs a triplé. Il s’élève actuellement à 88 500 par mois.

André Rouillé.

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Étienne Bossut, Carpet Bombing, 2005. Installation de 150 éléments en résine polyester. Dimensions variables. Courtesy galerie Chez Valentin.

Les citations sont extraites du «Discours de Monsieur Jacques Chirac, Président de la République, à l’occasion des Rencontres pour l’Europe de la Culture. Palais de l’Élysée. Lundi 2 mai 2005» : Lire le discours

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