ART | EXPO

Absurde, vous avez dit absurde?

04 Juil - 26 Juil 2014
Vernissage le 03 Juil 2014

Beaucoup d’artistes se servent de l’absurde pour mettre en abîme notre conception rationnelle du monde. Car l’absurde est hors-norme et autorise toutes les déformations de sens, tous les excès. Les œuvres réunies ici sont celles d’empêcheurs de tourner en rond, de trublions joyeux ou sérieux qui nous invitent à transfigurer la réalité.

Glen Baxter, Stéphane Bérard, Elodie Brémaud, Asger Carlsen, Thierry Fontaine, Gilbert Garcin, Sigurdur Gudmundsson, Pauline Horovitz, Ellen Kooi, Thomas Mailaender, Joachim Mogarra, Plonk & Replonk, Paul Pouvreau, Simon Quéheillard, Philippe Ramette, Martin Sastre, Pierrick Sorin, Yann Toma
Absurde, vous avez dit absurde?

Sisyphe, condamné par les dieux pour leur avoir désobéi, fut contraint de rouler un rocher en haut d’une montagne qu’il devait éternellement ramener au sommet puisque la pierre retombait. L’absurdité de la répétition de son action s’enchaînant sans fin et sans but est un symbole fort de la fatalité de la condition humaine. Pourtant, pour Albert Camus, dans son essai de 1942, il est possible d’envisager Sisyphe heureux, car il peut trouver son accomplissement dans l’action entreprise plutôt que dans sa justification.

De la même manière, beaucoup d’artistes se servent de l’absurde pour mettre en abîme notre conception rationnelle du monde. Dans un monde où la raison est reine, l’irruption de l’absurde nous confronte à notre rapport à la normalité. Par définition il ne respecte pas les lois de la logique et du sens commun. Il renvoie à un décalage entre notre perception raisonnée du monde et ce qui nous échappe. L’absurde est hors-norme et permet de sortir des sentiers battus. Il autorise ainsi toutes les déformations de sens, tous les excès.

L’absurde est multiple et peut être extravagant, illogique, incongru, paradoxal, subversif et même tout cela à la fois. Les artistes par essence ne sont pas déterminés par le champ du raisonnable et dans cette exposition, chacun à leur manière — que ce soit par le biais de l’exagération, du burlesque d’une action, du détournement de sens ou du déplacement de signifiant — ils nous laissent entrevoir une autre réalité où la raison n’a plus sa place et où le convenu disparaît.

Notre «quête obstinée de sens» (in Le Réel — Traité de l’idiotie de Clément Rosset, Les Editions de Minuit, 2011), notre injonction à donner une signification à toute chose ou tout événement, se voient ainsi bousculées par leurs multiples propositions riches d’autres univers. Les artistes présents sont à travers leurs œuvres des empêcheurs de tourner en rond, des trublions joyeux ou sérieux qui nous invitent à transfigurer la réalité.

Ainsi l’absurde peut surgir du décalage entre l’association d’une image et de mots, d’une dissonance entre le visuel et l’écrit induisant une nouvelle lecture. Ces détournements de sens se retrouvent ici dans les dessins de l’anglais Glen Baxter qui s’inspire de l’imagerie des livres pour adolescents des années 1930 ou là dans les vieilles cartes postales du duo suisse Plonk & Replonk. Joachim Mogarra, dans sa série «Le gîte et le couvert», reprend pour sa part au crayon ses photographies noir et blanc d’objets usuels ou comestibles, y ajoutant tourelles, fenêtres, cheminée… Il annote la photographie d’un titre faisant référence à un lieu, un type d’habitation et, comme par magie, celui-ci s’incarne sous nos yeux à travers l’objet ainsi travesti. Le travail de Philippe Ramette est illustré dans l’exposition par une série de dessins présentant des personnages anonymes dans des décors imaginaires, tels des rêves énigmatiques d’où surgirait une autre réalité.

Le titre attribué à une œuvre peut lui conférer une toute autre connotation comme par exemple dans l’œuvre de Stéphane Bérard Promesse, qui incarne poétiquement la notion de temps et d’attente. Elodie Brémaud, quant à elle, propose avec 370 kg d’indépendance, Unité mobile d’habitation à traction pédestre, un espace d’habitation de voyage qui pourrait être déplacé à pied, cette entreprise étant contredite par le poids de celle-ci indiqué dans le titre, et rendant l’habitation trop lourde à transporter. Toujours dans le registre des mots, la vidéo Polanski et mon père de Pauline Horovitz prend sa source dans un malentendu ubuesque.

De nombreux artistes mettent en scène le corps dans des postures ou attitudes étranges et insolites emmenant notre conception de l’absurde sur d’autres territoires. Ces corps ainsi présentés induisent un questionnement sur le fondement et l’origine de l’action entreprise. Parmi eux, Gilbert Garcin met en scène indéfiniment son alter ego dans ses photographies comme autant de partitions sur l’absurdité de notre condition humaine, à l’image de sa série des «Sisyphes». En miroir, les boucles vidéo de l’artiste islandais Sigurdur Gudmunsson présentent des actions insolites, des énigmes visuelles qui semblent sans fondement. Ou encore Pierrick Sorin, qui, jouant son propre rôle et celui d’un frère fictif dans sa série Pierrick et Jean-Loup évoque inéluctablement le cinéma burlesque mais fait aussi référence à l’idiotie comme définie par Jean-Yves Jouannais (in Jean-Yves Jouannais, L’Idiotie, Ed. Beaux-Arts Magazine Livres, 2003): «l’idiotie est en cela proche de la sagesse parce qu’elle suppose la maîtrise des outils de l’intelligence, auxquels elle ajoute la mise à l’épreuve de la dérision.»

Egalement dans le registre du burlesque, le Maître-Vent de Simon Quéheillard, met en scène un personnage s’évertuant inlassablement à réaliser des empilements d’objets hétéroclites sur le bord d’une départementale — ces sculptures éphémères chutant inéluctablement au passage des véhicules avoisinants.

Les femmes d’Ellen Kooi criant des paroles dans des caniveaux que nous ne déchiffrerons jamais ou le personnage essayant un papier peint trompe-l’œil au motif de brique sur un mur réellement fait de ce matériau de Paul Pouvreau, ou encore l’auto-stoppeur brandissant une pancarte sur laquelle se détache le mot Seul, dans la photographie de Thierry Fontaine, ne définissent pas tant une action possible qu’un état de perception. Ces œuvres flirtent avec l’absurde par le non-sens même de l’action des protagonistes.

Enfin, l’absurde peut émerger de l’exagération outrancière. Thomas Mailaender a réalisé une série de portraits d’individus portant des objets surdimensionnés, qui deviennent de par leur taille inutilisables. Proche du grotesque ils deviennent des totems de notre société de l’excès. Martin Sastre dans sa dernière vidéo filme en gros plan une fan éplorée de la pop star pour adolescent Justin Bieber. Cette groupie est ainsi filmée alors qu’elle le supplie en hurlant de sortir de son hôtel. Oscillant entre le grotesque et l’effroyable, cette séquence renvoie inéluctablement à l’outrance de l’idolâtrie. Asger Carslen, avec les photographies de la série «Wrong», dont les visages des protagonistes ont été retouchés pour ajouter protubérances ou excroissances, injecte de l’absurde dans le réel, ces êtres monstrueux s’inscrivant dans une normalité. Absurdes donc toutes ces œuvres? Cela dépend du point de vue du regardeur et un peu d’absurdité n’a jamais fait de mal à personne.

Marie Magnier

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