ÉCHOS
01 Jan 2002

24.01.07. [Droit] Affaire Pinoncelli – Centre Pompidou: vers une jurisprudence de «l’Attentat conceptuel»?

Après l’appel de l’artiste Pierre Pinoncelli, célèbre par ses agressions à l’encontre de Fontaine de Marcel Duchamp, la décision qui sera rendue le 26 janvier par la Cour d’Appel de Paris pourrait faire jurisprudence.

Par Tewfik Bouzenoune

Dans quelques jours, Pierre Pinoncelli sera jugé pour son «attentat conceptuel» contre l’œuvre de Duchamp exposé au Centre Pompidou, The Fountain.
Le 4 janvier 2006, Pierre Pinoncelli ébréchait à coups de marteau la pièce de Marchel Duchamp, exemplaire réédité en 1964 de la pièce originale, réouvrant ainsi le débat que Marcel Duchamp avait lui-même lancé en son temps en présentant un simple urinoir dans le cadre d’une exposition. Là où l’urinoir est devenu une œuvre, Pierre Pinoncelli a tenté de le ramener à son statut d’urinoir. En vain. Pour cet aacte, Pierre Pinoncelli est poursuivi par le Centre Pompidou devant le tribunal correctionnel de Paris, et condamné à verser les sommes de 14 352 € pour frais de restauration et 200 000 € au titre de la dépréciation consécutive de l’œuvre.

Ayant décidé d’interjeter l’appel de cette décision, Pierre Pinoncelli sera le 26 janvier devant la Cour d’appel de Paris. Elle aura pour mission de confirmer ou d’infirmer la décision du tribunal correctionnel.

La Cour d’appel devrait, malheureusement, se contenter d’appliquer le droit sans prendre en compte la spécificité de l’espèce qui lui est présentée. Le juge, dit-on, applique le droit sans se soucier d’une quelconque valeur d’un acte, artistique ou symbolique. Ce qui prévaut, c’est la matérialité de l’acte et le préjudice subit. Le principe de la responsabilité extracontractuelle est simple: tout fait quelconque qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. En l’occurrence, réparer le préjudice subi par le Centre Pompidou, propriétaire de la pièce, consiste en une somme d’argent dont l’évaluation peut prêter à discussion.
L’acte de Pierre Pinoncelli reste une dégradation d’un bien et l’acte matériel ne peut en l’occurrence être contesté. Par contre, le débat est entier en ce qui concerne l’évaluation du préjudice subi. Comment le calculer? Quels sont les paramètres à prendre en compte pour l’évaluer? Les chiffres avancés par la partie « lésée » peuvent-ils être contestés?

Le Centre Pompidou avance plusieurs arguments: d’abord, l’Urinoir est incontestablement abîmé, et le préjudice consiste avant tout dans le montant évalué de manière unilatérale de la dégradation du bien. Il s’agit, grossièrement, du montant de la restauration de la pièce.
Ensuite, un autre argument, plus spécieux, consiste à dire que la pièce, ayant subi un dommage matériel, s’en voit dépréciée sur le marché de l’art contemporain.

Ces deux critères d’évaluation sont critiquables pour différentes raisons:

1. Pierre Pinoncelli n’est pas un barbare. Il est un artiste dont les travaux sont connus et dont la qualité est avérée: ses performances ne sont pas marginales sur le marché de l’art contemporain, et les valeurs symboliques et conceptuelles de son acte doivent être mises en perspective à l’aune de sa production (le «ready made» organique à Cali en Colombie, l’attentat culturel contre Malraux en 1969, la performance Diogène à Lyon, le meurtre rituel du cochon à Coaraze, Le Penchieur d’après Rodin…).
Si l’acte constituant la faute est incontestable, il doit tout de même être replacé dans une démarche conceptuelle qui est celle de prolonger la réflexion de Marcel Duchamp en questionnant la valeur d’une œuvre d’art. Arthur Danto a défini l’art contemporain en 1964 comme «ce qui est dit art par le milieu de l’art». L’acte de Pierre Pinoncelli n’est-il pas reconnu comme tel par le milieu artistique? Il faut l’admettre sans complaisance (Voir entre autres, l’article de Catherine Millet Duchamp-Pinoncelli, même Combat, Art Press, mars 2006-12-15). Il ne peut donc être considéré comme un voyou de droit commun.
N’existe-t-il pas des circonstances atténuantes en droit pénal pour appréhender un acte à valeur politique? Les juges doivent prendre en compte cette spécificité artistique pour évaluer l’acte de Pierre Pinoncelli. Ils doivent, à défaut d’en connaître la réalité, prendre en compte la spécificité de la liberté d’expression artistique dont se prévaut l’artiste. S’il n’appartient pas au juge de trancher le débat artistique ouvert par cette brèche, il doit en tout état de cause inscrire sa décision dans le bain conceptuel qui l’enrobe. Les œuvres de Pierre Pinoncelli font l’objet d’une spéculation marchande et ses performances font même l’objet d’une restitution matérielle: le MAMAC de Nice possède un certain nombre de ces œuvres, comme par exemple une sérigraphie de l’attentat culturel contre Malraux réalisé à Nice en 1969, ou un exemplaire de Wanted datée de 1993, qui n’est autre qu’une restitution de la performance de Pierre Pinoncelli au Carré d’Art de Nîmes en 1993, justement impliquant la fontaine de Duchamp, dans laquelle il urina. Cette pièce, qui est une œuvre d’art à part entière, est datée du jour du jugement rendu par le tribunal après les poursuites engagées par Claude Bébéart et AXA pour dégradation de la fontaine exposée. Ses performances, en plus de nourrir un débat passionnant sur le terrain de l’art contemporain, sont également des œuvres artistiques reconnues comme telles et collectionnées.

2. Il n’est pas exclu qu’une intervention par un tiers sur l’Urinoir eut été un vœu pieux de Marcel Duchamp: n’avait-il pas avoué, à Pierre Pinoncelli lui-même, lors du vernissage Segal de la Galerie S. Janis en 1967 à New-york, qu’il n’urinerait pas lui-même dans son œuvre «mais quelqu’un d’autre…». Combien même la propriété de l’œuvre a changé, si la valeur de l’urinoir est fonction de la valeur conceptuelle apportée par son auteur (ce qui est le principe même du «ready made»), alors il faut admettre que l’acte de Pierre Pinoncelli s’inscrit dans la démarche de Marcel Duchamp: faire réagir les instances de légitimation sur ce que signifie une «œuvre d’art» et dans quelle mesure un objet banal, comme l’acte banal de Pinoncelli, peut s’inscrire dans l’histoire de l’art. Tout est question de décontextualisation. Pour cette raison, la valeur de l’urinoir réside avant tout dans «l’idée» de l’exposer que dans l’objet qui traduit dette décontextualisation. Pierre Pinoncelli n’a rien fait d’autre que d’inverser le processus. Une icône de l’art contemporain qui revient à son état originel d’urinoir. Marcel Duchamp n’avait-il pas utilisé ce même processus en copiant la Joconde, icône de l’art de son époque, en lui ajoutant une moustache et un bouc pour sa pièce LHOOQ en 1919? L’identité de combat entre Marcel Duchamp et Pierre Pinoncelli se renforce au travers de cet exemple.

3. L’urinoir dégradé n’est pas l’original, celui-ci ayant été perdu. Il n’est qu’un des exemplaires réédités en 1964. Marcel Duchamp s’est contenté de signer «R Mutt» sur 8 exemplaires en réalité réalisés par le Milanais Arturo Schwarz. Cet élément n’enlève rien à l’importance des œuvres: en signant, Marcel Duchamp enveloppe du sceau de la paternité ces exemplaires postérieurs. Seulement, ces «ready made» là ne sont que des reproductions en série d’une pièce qui, elle, était véritablement du point de vue de l’histoire de l’Art, une révolution conceptuelle. Les suivantes ne sont que spéculations marchandes et surévaluations monétaires du marché de l’art contemporain.

4. La Fontaine est une pièce qui est aujourd’hui propriété de l’État. En achetant cette pièce, l’État s’est engagé à les rendre incessibles, indisponibles, et non susceptibles de faire l’objet d’une spéculation sur le marché de l’art contemporain. Pourquoi chercher à évaluer la valeur marchande d’une pièce qui, par définition, a été préservée du système de spéculation du fait de son acquisition? Comment est-il possible de d’évaluer combien une œuvre coûte en se référant à un marché auquel elle n’appartient pas? L’acquisition doit avoir un effet suspensif et la valeur de la Fontaine ne peut être analysée à l’aune du marché d’aujourd’hui: étant hors du marché, son prix est celui fixé lors de l’acquisition. Et pas celui du marché dans lequel se trouve les autres exemplaires. Le préjudice subi par la détérioration doit prendre en compte cet élément. Autrement, il faudra considérer l’État comme un spéculateur de droit commun, ce qui est absolument contraire à sa mission de service public en matière d’art. A quoi bon parler de la valeur d’une œuvre si ce n’est symbolique ou artistique quand cette même œuvre ne pourra jamais faire l’objet d’une vente ou d’une cession?

Nous verrons si la Cour d’Appel de Paris saura sortir du terrain bien balisé de sa jurisprudence pour vraiment aborder la spécificité artistique de l’affaire qui lui est soumise.

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