ART | CRITIQUE

Ebbi, Avrò, Non Ho (J’eus, J’aurai, Je n’ai)

PFrançois Salmeron
@10 Oct 2016

Les dernières œuvres de Giuseppe Penone font la part belle au toucher, à l’empreinte, au moulage, et privilégient, dans des sculptures délicates ou monumentales, une perception par contact. Car, selon l’artiste, la sensation tactile nous enracine immédiatement dans le présent, et annule tout intervalle, physique ou temporel, entre soi et l’objet.

Réalisées au cours de la dernière décennie, soit entre 2004 et 2014, les œuvres sélectionnées par Giuseppe Penone font la part belle au toucher, à l’empreinte, au moulage. Le titre de l’exposition, «J’eus, J’aurai, Je n’ai», décline quant à lui trois temporalités, comme pour souligner la fugacité d’un temps qui nous échappe, irrémédiablement. «La perception tactile nous rapproche du présent», déclare pourtant l’artiste qui, dans sa pratique, privilégie le toucher. Car, en instaurant un contact direct entre la matière et notre corps, la sensation tactile abolit la distance qui nous sépare des choses, et assoit notre être-au-monde dans un hic et nunc irrécusable.

Entrevoir un accord entre l’homme et la nature

Les sculptures Avvolgere la terra, qui nous accueillent au rez-de-chaussée de la galerie, ressemblent à de grands fossiles ou de gigantesques coquillages. En réalité, ils reproduisent à grande échelle les fameuses «poignées» de l’artiste, dans lesquelles Penone enserre de la terre entre ses mains, et la pétrit, afin d’y apposer ses propres empreintes. Mais plus qu’une simple marque humaine incrustée dans la matière, la poignée désigne selon Laurent Busine «une quantité de chose qu’une main peut contenir sans qu’elle écrase ou compresse».

Certes, d’un point de vue anthropologique, le poing apparaît comme l’outil grâce auquel on s’empare du monde: il est la mesure du faire, le sceau de l’homo faber. Mais il n’arraisonne ou n’instrumentalise pas systématiquement la nature. En effet, le geste humain n’est pas forcément violent ou aliénant envers la matière et le monde environnant. Il peut encore «tenir, garder, caresser, glisser», c’est-à-dire conserver, prendre soin, polir ou préserver.

Cette gamme de gestes témoigne ainsi d’un possible accord, d’une possible harmonie, entre l’homme et la nature. Par exemple, les délicates Spoglia d’oro laissent apparaître les lignes et les sillons des paumes de Giuseppe Penone, trahissant de fluets entrelacs ou de petits pigments. La version originale d’Avvolgere la terra (c’est-à-dire la pièce en terre cuite présentée à l’échelle 1, non agrandie comme dans les deux sculptures monumentales précédemment citées) se love dans une fine couche d’aluminium froissée, qui l’accueille comme un linge, un drap plissé, ou un voile de protection.

Une vision à distance ou une perception par contact

Les deux grands panneaux Terra et Pugno di graphite-palpebra opèrent un nouveau zoom sur la matière et l’épiderme humain. Chacun esquisse les plissures d’une paupière fermée, dont la peau apparaît comme une fragile frontière entre l’extériorité et l’intériorité, un point de rencontre entre le monde et un sujet sensible. Se référant à la contemplation des astres, Giuseppe Penone soutient que la vue instaure une distance avec les objets: «le ciel étoilé, c’est la vision d’un passé» explique-t-il, tandis que la perception tactile, au contraire, nous enracinerait dans le temps présent, en annulant tout intervalle (physique ou temporel) entre nous et l’objet perçu. Car ce que l’on ressent par le toucher est bien là présentement, immédiatement, indubitablement.

Toutefois, pour réconcilier vision et contact, nous pourrions rappeler la théorie de la perception de Lucrèce. Dans l’atomisme, comptant parmi les premières philosophies matérialistes, le concept d’«eidolon» désigne un ensemble de «simulacres» qui émanent des corps, entrent directement en contact avec notre rétine, et forment ainsi un véritable chainon entre les objets et notre œil, et ce, afin de garantir une perception exacte du monde et des objets qui le composent. On remarque encore que cette pensée est reprise par Roland Barthes, dans La Chambre Claire, pour élaborer une théorie de la lumière, où les corps viennent naturellement inscrire leur trace sur la plaque photosensible, et définir la photographie comme un enregistrement ou une pure écriture lumineuse.

Trace, empreinte, photographie

Le sous-sol de la galerie, relativement lugubre, nous plonge dans une sorte de crypte archéologique où l’on rencontre justement un ensemble de photographies, de vases et de moulages. Etonnamment, la lumière ne provient pas des éclairages de la galerie ou des cimaises, mais elle émane des œuvres elles-mêmes. Par exemple, Geometria nelle mani présente une quinzaine de photos en négatif, où Penone pétrit dans ses paumes des modules géométriques.

Un puits de lumière jaillit de ses mains, comme si la luminosité s’échappait du moindre interstice persistant entre les objets et la poignée qui les enserre. On retrouve d’ailleurs un procédé analogue dans les Cocci présentés au rez-de-chaussée, sous une vitrine. L’artiste enveloppe entre ses mains de vieux tessons et y fait couler du plâtre. Celui-ci s’insère dans les vides, et matérialise l’espace vacant qui demeurait entre les mains de Penone et les fragments de poterie.

Les deux dernières séries de l’exposition offrent une nouvelle dialectique entre la matière et la main de l’artiste. Il vuoto del vaso expose un vase ébréché dans une boîte lumineuse, dont les parois accueillent trois radiographies. Naïvement, on croit tout d’abord qu’il s’agit d’une radio du bras de Penone. Mais en réalité, il s’agit de l’intérieur du vase, rempli d’argile pétrie par l’artiste, dans laquelle son empreinte s’est figée.

La photo fonctionne ainsi comme une mise en abyme: elle est la trace d’une trace, et n’offre qu’une présence en creux de geste de l’artiste. Six moulages en résine occupent enfin les murs du sous-sol (Germinazione). Aux branches et aux brindilles, dont la marque s’est imprimée dans la terre meuble, s’ajoutent d’étranges formes. Des empreintes de doigts se greffent en effet aux végétaux et dessinent une forme de vie hybride, mi humaine mi végétale, où la nature trouve son prolongement dans l’action créatrice de l’artiste.

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