ART | CRITIQUE

Ruines du temps réel

PFrançois Salmeron
@16 Sep 2016

Les dernières œuvres de Yan Pei-Ming, réalisées à la Villa Médicis, rejouent de manière peu convaincante des tableaux baroques, des scènes chrétiennes ou des films néoréalistes… A l’exception de paysages désolés illustrant les troubles contemporains, et de quelques portraits saisissants consacrant l’art du peintre chinois.

«Les ruines du temps réel» offre à la fois l’occasion de se replonger dans ce que l’on dénomme communément la «première période» de la carrière de Yan Pei-Ming, à travers trois grands portraits muraux, et dans des œuvres plus récentes, dont certaines ont été réalisées lors d’une résidence à la Villa Médicis de Rome. Si nous n’avons pas eu l’occasion de contempler de visu les premières peintures murales qui ont été restaurées et se trouvent au Lycée Charles De Gaulle de Sète, nous avons pu nous confronter à aux dernières peintures de l’artiste chinois qui, disons-le tout de go, nous ont plutôt déçu (surtout les toiles italiennes).

Les fresques murales, de format monumental, représentent ainsi trois portraits d’anonymes peints à l’huile, en noir et blanc, et cristallisent ce qui deviendra la signature de l’artiste. Produites en 1988 lors de la résidence de Yan Pei-Ming à la Villa Saint-Clair, ces peintures ont donc été restaurées, et visent à être conservées comme un patrimoine pour la ville de Sète. On se rend alors compte que la valeur d’une œuvre ne tient pas tant à sa réalisation intrinsèque (ce sont pourtant les seules peintures murales que l’on connaisse de Yan Pei-Ming), qu’à la cote de l’artiste et à sa reconnaissance dans le marché de l’art. Célébré comme l’un des artistes chinois les plus importants de sa génération, les premières œuvres de Yan Pei-Ming appellent désormais toutes les attentions, et revêtent un caractère particulier, témoignant de l’attachement de l’artiste à la ville. Ces peintures illustrent ainsi non seulement les débuts de Yan Pei-Ming, mais dévoilent encore une fierté locale, celle d’avoir accueilli très tôt un artiste aujourd’hui internationalement respecté.

Les œuvres présentées dans l’enceinte du Crac de Sète nous ont généralement laissé dubitatif. Elles rejouent ouvertement des tableaux baroques (Caravage, Velasquez), des scènes de film (Rossellini, Fellini, Pasolini), et s’imprègnent de la culture chrétienne romaine. Si nous ne considérons aucunement tous ces chefs-d’œuvre italiens et occidentaux comme des objets sacrés que nul n’aurait le droit de reproduire, nous n’avons pas compris l’intérêt de singer ces dites scènes ou ces portraits. Par exemple, la quadruple déclinaison chromatique du Pape Innocent X nous a laissé particulièrement sceptique (Francis Bacon, quant à lui, en avait proposé une relecture à la puissance ahurissante), de même que les imitations des scènes historiques du Caravage.

De même, rejouer quelques-unes des scènes les plus célèbres du cinéma néoréaliste italien, telles que Rome, ville ouverte, ou peindre la fameuse fontaine de Trevi de la Dolce Vita, nous a finalement paru assez vain, à la limite du cliché. S’agissait-il pour Yan Pei-Ming de tenter de saisir «l’esprit italien» en se réappropriant ses images les plus marquantes? Mais l’artiste ne fait-il pas preuve d’un cruel manque d’imagination en se limitant à une iconographie qui, pour tout italien, est archi connue? On a alors la désagréable sensation que l’artiste n’a pas dû fouiller bien loin dans ses recherches d’images lors de sa résidence à la Villa Médicis… On dénote au mieux un parallélisme entre le pape Jean-Paul II, blessé par balles lors d’une visite officielle dans une voiture, et le corps du Président du Conseil, Aldo Moro, retrouvé mort dans le coffre d’un véhicule, ou un écho entre le corps crucifié de Saint-Pierre et un plan de Mamma Roma de Pasolini où un acteur gît, les bras en croix. C’est maigre. On préfèrera la correspondance que tisse le peintre entre les petits merles noirs présentés à l’étage du Crac, et les avions espions du même nom (Black Birds) datant de la Guerre Froide, dont les ailes acérées fendent les airs.

Le titre même de l’exposition («Les ruines du temps réel») démontre quant à lui l’intérêt de Yan Pei-Ming pour les troubles du monde contemporain et ses violences sociopolitiques. Le triptyque éponyme nous a paru bien plus intéressant que les œuvres précédemment citées, proposant deux vues de Rome encombrée de vieilles ruines, comme s’il s’agissait d’un cimetière (mieux que le cliché navrant de Trevi…), et une vue d’une cité anonyme détruite par la guerre ou un bombardement (une ville en Syrie?). On pense alors aux vestiges de l’histoire, marquant la grandeur des hommes, leur capacité à bâtir des empires, à créer des monuments remarquables traversant les âges, qui s’accompagne pourtant d’une inquiétante folie des grandeurs, d’une démesure que craignaient déjà les Grecs ou le Chœur d’Œdipe-Roi, et qui nous pousse à nous autodétruire, à nous étriper, à nous faire inlassablement la guerre.

Si les autres références au Moyen-Orient nous ont tantôt plu (l’attentat de Benazir Bhutto), tantôt peu convaincu (une femme voilée ou une marée de burqas), le regard de Yan Pei-Ming sur l’actualité nous a semblé plus pénétrant. Le paysage maritime de L’Aube Noire, en référence au Radeau de la Méduse de Delacroix, révèle notre désarroi face aux boat people qui se noient aux portes de l’Europe dans l’indifférence générale, de même que l’angoissante forêt de Paysage international, nouveau lieu du crime laisse présager que l’humanité s’enfonce aveuglément dans des âges extraordinairement sombres, lugubres, brumeux. Enfin, la peinture qui clôt l’exposition, A l’est d’Eden, donne un spectacle effrayant d’animaux s’entredévorant. On y verra certainement une sorte de bestiaire ou de portrait d’une humanité déchirée, où l’homme, selon la célèbre formule du philosophe Hobbes, apparaît comme un véritable «loup» pour ses pairs.

On gardera surtout un souvenir très fort de la petite salle d’exposition consacrée aux portraits, située tout au fond du Crac, qui vient confirmer l’immense talent de portraitiste de Yan Pei-Ming. Un autoportrait assez brut de l’artiste se confronte à une tête fantomatique de Kadhafi, lèvres rougies. Un homme désespéré, les bras levés, côtoie deux chiens errants, que l’on imagine affamés, dans un paysage désolé. Le diptyque fait face à un singe maléfique, aux yeux injectés de sang, qui semble prêt à nous sauter à la gorge, comme métaphore d’une humanité perdue, qui aurait définitivement sombré dans la barbarie et la sauvagerie contemporaine.

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